Le
Procès de Maréchal Ney (novembre
–
décembre 1815) « La trahison, c'est une question de date »
Talleyrand Le Conseil de guerre se
déclare incompétent Chronologie du procès devant
la Cour des Pairs - Les dernières heures du
Maréchal Ney LE RAPPEL DES FAITS En
1814, le Maréchal Ney est de ceux qui poussent Napoléon à l'abdication. Le
roi Louis XVIII comprend que Ney a été guidé par l'intérêt général et le
nomme pair de France. Cependant, las des brimades subies à la Cour par sa
femme, il se retire dans sa terre des Coudreaux, près de Chateaudun.
Ce
même jour, Napoléon est porté en triomphe à travers la ville de Grenoble.
Conformément aux instructions du ministre de la guerre, le maréchal Ney
arrive à Besançon le 10 mars. Il n'a pas le commandement suprême des troupes.
Le roi l'a placé sous les ordres du duc de Berry mais celui-ci, resté à
Paris, a passé ses pouvoirs à Monsieur, comte d'Artois. Le 9 mars ce dernier
passe la revue des troupes de Lyon dans un silence inquiétant. Le 10 mars il
se retire à Roanne, quelques heures seulement avant que Napoléon ne soit reçu
avec enthousiasme par la ville de Lyon. Le maréchal Macdonald s'enfuit à son
tour après avoir essayé vainement de faire combattre ses troupes qui ont
fraternisé avec les hussards de Bonaparte.
Le
maréchal Macdonald s'est replié sur Moulins. Le 13 mars Ney
affirme : « Je suis en mesure de marcher sur Lyon aussitôt que je saurai
d'une manière positive la direction que prendra Bonaparte ». Mais on
le laisse sans nouvelles précises et les troupes annoncées par le ministre de
la guerre n'arrivent pas. Le soir du 13, des émissaires de Napoléon lui
présentent une lettre du général Bertrand lui disant que partout la
population et l'armée se déclarent contre les Bourbons, que s'il ne se décide
pas, ce sera lui et lui seul qui sera responsable du sang répandu et de la
guerre civile. On lui fait croire que Napoléon arrive non seulement porté par
l'enthousiasme des Français mais avec l'accord des alliés, et que le Roi a
quitté la capitale. Il fut décidé
que ceux qui s'étaient mis au service de l'Empereur avant le 20 mars 1815,
date à laquelle Louis XVIII avait quitté la capitale, étaient des traîtres.
Fouché fut chargé d'en établir la liste. Talleyrand déclara à son
sujet : « Il y a une justice à rendre à M. le duc d'Otrante,
c'est qu'il n'a oublié sur la liste aucun de ses amis ». Sur les 110 noms
que la liste comportait à l'origine, le roi en retint, dans son ordonnance du
24 juillet 1815, 57, le Maréchal Ney en tête. Cette ordonnance comprenait
deux catégories de noms et réglait leur mode de jugement.
LE CONSEIL DE GUERRE
SE DECLARE INCOMPETENT Le
conseil de guerre devait juger le maréchal Ney. Il restait cependant à
composer : il devait nécessairement comprendre des maréchaux de France
et la présidence en revenait de droit à leur doyen, le maréchal Moncey, duc
de Conegliano.
Le
maréchal Ney ne souhaite pas être jugé par ses anciens camarades dont il
craint la rancune à la suite d'incidents passés. Ney a été élevé à la pairie
par Louis XVIII ; il peut donc exiger d'être jugé par la Chambre des
pairs. Si juridiquement l'idée est défendable, elle l'est beaucoup moins d'un
point de vue tactique car la Chambre des pairs est en effet constituée de
royalistes convaincus et, par conséquent, dans leur majorité farouchement
hostiles à l'accusé. Cependant Berryer et Dupin acceptent le point de vue de
leur client et cherchent à gagner du temps. Ainsi, devant le
parterre de maréchaux et de généraux qui composent le conseil de guerre, l'accusé
dédaigne de répondre à l'interrogatoire d'identité et déclare, à la
stupéfaction générale, décliner la compétence du tribunal. Pair de France au
moment où se sont déroulés les faits dont il est accusé, il demande, en se
fondant sur les articles 33 et 34 de la Charte, son renvoi devant la Chambre
des pairs. Le conseil se
retire et par 5 voix contre 2 se prononce pour l'incompétence. Ney est ravi
et félicite son défenseur : « Ah ! Monsieur Berryer, vous
m'avez rendu un grand service ! Voyez-vous, ces gens-là m'auraient fait
fusiller comme un lapin. ». On comprend mal sa satisfaction car la
défense vient de laisser échapper la seule chance qu'avait Ney d'éviter le
peloton d'exécution. Ainsi que Lamartine l'observe : « Les
maréchaux et les généraux pouvaient se souvenir de ses exploits : les
pairs ne connaîtraient que son crime ». Ainsi, le 10 novembre, le conseil de guerre, faisant droit à la
requête des défenseurs de Ney, se déclarant incompétent, Ney sera jugé par la
Chambre des pairs. CHRONOLOGIE D'UNE MORT ANNONCEE 10 novembre : le Conseil de
guerre se déclare incompétent
12 novembre : devant la
réaction des pairs, une nouvelle ordonnance est rédigée. Elle ordonne que le
procès sera instruit et jugé selon les formes édictées par le Code
d'instruction criminelle pour les cours spéciales. A l'instar de tout procès
criminel, le procès devant la Chambre des pairs comprendra donc deux
phases : la première, secrète, consacrée à l'instruction puis à la mise
en accusation, la seconde, publique, pour les débats contradictoires et le
prononcé du jugement. 13 novembre : la Chambre
décide que les pairs qui sont ministres et ceux qui sont entendus comme
témoins ne participeront pas au jugement et que seuls les pairs qui ont
participé à toutes les séances pourront prendre part au jugement. Le
procureur général Bellart donne lecture de son réquisitoire qui commence
ainsi : « Un attentat aussi inconnu jusqu'ici dans l'histoire de
la loyauté militaire de toutes les nations qu'il a été désastreux pour notre
pays, a été commis par le maréchal Ney. » Il manifeste une hâte
surprenante : « Un si atroce forfait doit être puni... Il doit
l'être sans délai... L'impunité ne fut déjà que trop longue ». 14 et 15
novembre : le baron Séguier procède à l'instruction 16 novembre : séance de procédure. Le baron Séguier expose les charges
résultant de l'instruction et le secrétaire-archiviste donne lecture des
pièces dont cette instruction se compose. 17 novembre : le procureur général présente l'acte d'accusation. 159 pairs
se prononcent en faveur du réquisitoire et 2 votent contre. 21 novembre : commencement
du procès public. Ouverture des débats - demande d'un délai par les avocats. 4 , 5 et 6
décembre : déroulement des débats 7 décembre : à trois heures du matin la
sentence est lue, à neuf heures, le Maréchal est fusillé. La
Chambre des pairs siège dans la partie centrale de l'actuelle salle des
conférences qui comprend deux hémicycles : celui de la présidence,
adossé au mur du jardin et, en face, celui des pairs, trois fois plus grand,
dos à la cour d'honneur. La publicité des séances nécessite l'établissement
de tribunes provisoires. Aux tribunes réservées aux officiels, on a ajouté
trois tribunes drapées de toile verte pour un public trié sur le volet. Les
femmes ne sont pas admises à assister au procès.
21
novembre A huit heures
les portes s'ouvrent pour les personnes munies de billets d'entrée. Dans
l'assistance se trouvent le prince royal de Wurtemberg, le prince de
Metternich, le comte de Goltz, ambassadeur de Prusse, et plusieurs généraux
étrangers. Le président-chancelier Dambray ouvre la séance à 10 heures et demie
et recommande au public qui se presse dans les tribunes d'observer «le
silence religieux dans lequel, autant par ce sentiment que par égard pour le
malheur, il doit écouter les débats qui vont s'ouvrir devant lui ». A 11 heures
précises, escorté de grenadiers royaux et accompagné de ses avocats, Ney fait
son entrée dans la Chambre des pairs : il est vêtu d'un frac bleu et
porte les épaulettes de général, le grand cordon de la Légion d'Honneur et le
cordon de Saint-Louis qu'un an plus tôt Louis XVIII lui a décerné. Le chevalier
Cauchy, archiviste de la Chambre, qui fait fonction de greffier, procède à
l'appel des pairs : ils sont 161. Après
l'interrogatoire d'identité de l'accusé, le président fait procéder à la
lecture de l'acte d'accusation. Celui-ci, pour l'essentiel rédigé par
Bellart, est daté du 16 novembre 1815 à midi et signé par tous les ministres.
Il rappelle que Ney a juré au roi le 7 mars 1815 qu'il lui ramènerait
Napoléon dans une cage de fer et que le 14 mars il lut devant ses troupes la
fameuse proclamation qui consacrait sa trahison. Le ministère l'accuse
en conséquence « d'avoir entretenu avec Buonaparte des intelligences à
l'effet de lui faciliter, à lui et à ses bandes, leur entrée sur le
territoire français et de lui livrer des villes, forteresses, magasins et
arsenaux, de lui fournir des secours en soldats et en hommes et de seconder
le progrès de ses armes sur les possessions françaises, notamment en
ébranlant la fidélité des officiers et soldats... d'avoir, par discours tenus
en lieux publics, placards affichés et écrits imprimés, excité directement
les citoyens à s'armer les uns contre les autres ; d'avoir excité ses
camarades à passer à l'ennemi ; enfin d'avoir commis une trahison envers
le Roi et l'Etat, et d'avoir pris part à un complot dont le but était de
détruire et changer le gouvernement et l'ordre de successibilité au trône,
comme aussi d'exciter la guerre civile en armant ou portant les citoyens et
habitants à s'armer les uns contre les autres... ». La lecture
achevée, le Chancelier Dambray déclare à l'accusé : « Le crime dont
on vous accuse est odieux à tous les bons Français. Mais ce n'est pas dans la
Chambre que vous avez des haines à craindre. Vous y trouverez plutôt des
intentions favorables dans les souvenirs glorieux attachés à votre
nom. ». La suite des débats montra que ces « intentions
favorables » restèrent bien cachées. Il lui donne ensuite la parole afin
qu'il puisse présenter ses moyens préjudiciels. Un débat
s'engage alors entre le procureur général et les avocats qui réclament
« vu la réserve portée en l'article 4 de la Charte constitutionnelle et
attendu qu'une loi devient nécessaire aussi pour le complément de l'article
34 » qu'il soit « sursis à toute poursuite de l'accusation jusqu'à
ce que, par une loi générale organique et formelle, la procédure à suivre
devant la Cour des pairs soit faite en matière criminelle de ses
attributions. », le gouvernement n'ayant pas le droit de substituer à
cette loi les ordonnances des 11 et 12 novembre. Par l'article 33 de la
Charte, la Chambre des pairs connaît des crimes de haute trahison, mais une
loi est nécessaire pour définir le crime dont le maréchal est accusé.
« Il n'y a pas de justice là où il n'y a pas de loi » s'écrie
Dupin. Après
délibération, lecture est faite de l'arrêt de la chambre qui rejette les
conclusions présentées au nom du Maréchal et le président déclare que
l'accusé sera tenu de présenter cumulativement ses autres moyens
préjudiciels. La chambre s'ajourne au jeudi 23 novembre. 23
novembre Le débat de procédure se poursuit. D'autres moyens de nullité sont invoqués
par Berryer et réfutés par la Chambre. Les avocats demandent à plusieurs
reprises un délai pour faire citer les témoins de la défense. Ce délai leur
est accordé. Ils obtiennent aussi l'abandon de l'accusation de préméditation. 4 décembre Dans une séance
secrète, la Chambre des pairs décide que pour le jugement à intervenir dans
l'affaire du maréchal Ney, les cinq-huitièmes des voix seront nécessaires. La séance
publique s'ouvre par la lecture de la liste des témoins. On en compte 37
appelés à la requête du ministère public, 4 à la requête de l'accusé. Après
constatation de son identité, le Maréchal Ney déclare : « Je vais
répondre à toutes les inculpations, sauf la réserve de faire valoir par mes
défenseurs les moyens tirés de l'article 12 de la convention du 3 juillet et
des dispositions de celle du 20 novembre 1815 ». L'interrogatoire
du maréchal est mené par le chancelier Dambray. Le maréchal reprend les faits
à partir du moment où il a reçu ordre du ministre de la guerre de se rendre à
Besançon. A propos de sa visite au roi il précise : « Sur ce
que je suis censé lui avoir dit que je ramènerais Buonaparte dans une cage de
fer, dussé-je être fusillé, lacéré en mille morceaux, je ne me rappelle pas
l'avoir dit. J'ai dit que son entreprise était si extravagante, que si on le
prenait, il mériterait d'être mis dans une cage de fer. ». Au sujet de
la proclamation il explique qu'il demanda leur avis personnel aux généraux de
Bourmont et Lecourbe qui ne présentèrent aucune objection. Les témoins sont alors entendus. Parmi les témoins à charge, la
déposition du lieutenant-général comte de Bourmont est capitale et donne lieu
à un échange vif entre ce dernier et le Maréchal Ney. Bourmont entame sa
déposition en déclarant : « J'ai su que le maréchal affirmait que
j'avais connu et approuvé ses projets et sa défection ; cette assertion
m'oblige à des explications... ». Il prétend s'être opposé, de concert
avec le général Lecourbe (mort depuis), à la lecture de la proclamation. Ney
rappelle ce qui s'est passé : « J'avais la tête baissée sur cette
proclamation fatale, je vous sommais, au nom de l'amitié, de dire ce que vous
en pensiez. Vous l'avez lue, vous l'avez approuvée... Je me bornais à
demander vos lumières et vos conseils parce que je vous croyais assez d'énergie
et assez d'affection pour moi pour me dire : « Vous avez
tort ». Au lieu de cela, vous m'avez entraîné, jeté dans le
précipice... ». Le général prétendra ensuite n'être resté au
rassemblement et au banquet que pour voir ce qui allait se passer. Il dit
ensuite sa conviction que la résistance était possible. Ney lui
rétorque : « Je n'avais que quatre misérables bataillons qui
m'auraient pulvérisé si j'avais ordonné de marcher pour le Roi. J'ai eu tort,
pas de doute ; mais j'ai eu peur de la guerre civile. J'aurais marché
sur 40 000 cadavres avant d'arriver à Buonaparte » et peu après, avec un
indicible mépris : « Est-ce que vous auriez marché dans cette
position ? Je ne vous crois pas capable de cela. Non : vous n'avez
pas assez de caractère. ». Ce même Bourmont, après avoir accepté le
commandement de la 6e division, abandonna ses troupes la veille de
la bataille de Fleurus et passa à l'ennemi pour rejoindre Louis XVIII. 5 décembre
L'audition des
témoins se poursuit. Le marquis de
Soran, aide de camp de Monsieur, atteste que Ney lui a dit le 13 mars :
« Les troupes se battront ; je tirerai, s'il le faut, le premier
coup de fusil ou de carabine, et si un soldat bronche, je lui passerai mon
épée au travers du corps, et la poignée lui servira d'emplâtre. ». Le
président s'étonne : « Comment, M. Le maréchal, après avoir
pris ces longues et sages dispositions avez-vous pu être conduit le 14 à un
résultat si différent ? ». Le maréchal répond : « Votre
observation est juste ; mais les événements ont été si rapides, une
tempête si furieuse s'est formée sur ma tête, que chacun m'abandonnant,
chacun cherchant à se sauver à mes dépens, et en me sacrifiant, j'ai été
entraîné à l'action que vous connaissez. » Les derniers
témoins entendus, sinon écoutés, sont ceux de la défense : le maréchal Davout,
prince d'Eckmühl, le comte de Bondy, ancien préfet de la Seine, le comte
Guilleminot, chef d'état-major de l'armée. Leur déposition porte sur la
convention de capitulation du 3 juillet 1815. Le 3 juillet, sur ordre du
gouvernement provisoire, le maréchal Davout a conclu avec Blücher et
Wellington une convention, signée du côté français par le comte Guilleminot
et le comte de Bondy. L'article 12 précise que « tous les individus qui
se trouvent dans la capitale continueront à jouir de leurs droits et
libertés, sans pouvoir être inquiétés ni recherchés en rien, relativement aux
fonctions qu'ils occupent ou auraient occupées, à leur conduite et à leurs
opinions politiques ». Le Président ne permet pas au maréchal Davout
de donner son interprétation de l'article 12 lorsque Berryer le lui demande.
Le maréchal Ney déclare alors « La déclaration était tellement
protectrice que c'est sur elle que j'ai compté. Sans cela, croit-on que je
n'aurais pas préféré de périr le sabre à la main. C'est en contradiction de
cette capitulation que j'ai été arrêté, et sur sa foi que je suis resté en
France ». Bellart entame alors son réquisitoire. Il s'exprime dans un style
emphatique et pompeux qui prêterait à sourire en d'autres
circonstances : « ...lorsqu'au fond des déserts, autrefois couverts
de cités populeuses, le voyageur philosophe qu'y conduit cette insatiable
curiosité... ». Parlant de l'accusé : « S'il a servi l'Etat,
c'est lui qui contribua le plus puissamment à le perdre : il n'y a rien
que n'efface un tel forfait. » Il centre son discours sur la nuit du 13
au 14 mars : « En une seule nuit, le maréchal était perverti.
Il devient traître à son roi et perfide à sa patrie !... Il n'est point
un de ces hommes qui puisse chercher quelque excuse dans leur ignorance. Le
maréchal Ney, au premier rang de nos guerriers, l'un des citoyens les plus
illustres qui firent longtemps la gloire de la France, ne devait chercher sa
conduite que dans ses devoirs.... ». 6 décembre « Cette
séance a fait époque dans ma vie » a écrit le duc de Broglie. Dans une séance
préliminaire secrète, la Chambre, s'appuyant sur une motion du comte de
Tascher, décide que le Président doit s'opposer à la lecture de la convention
du 3 juillet et à la discussion des moyens que prétendraient en tirer les
défenseurs de l'accusé. Quatre pairs seulement se sont opposés à cet
arrêt : le duc de Broglie, M. Lenoir-Laroche, M. Porcher de Richbourg et
le comte Lanjuinais. A l'ouverture de
la séance publique, la parole est donnée à Berryer pour sa plaidoirie. Il se
félicite tout d'abord de voir écartée l'accusation de préméditation :
« ce précurseur ordinaire du crime, celui sans lequel il est rare qu'il
puisse exister, a disparu entièrement ». Le défenseur s'attache alors à
la réfutation de l'acte d'accusation et des six chefs de criminalité dont il
se compose. Il conclut de tous les faits et de tous les rapprochements que,
dans la nuit même du 13 au 14 mars, la cause des Bourbons n'avait pas de
zélateur plus franc, plus animé, plus résolu à s'y dévouer que le maréchal
Ney. Puis il passe à l'examen des causes du changement. Il évoque les causes
générales, l'extraordinaire singularité dans les annales du monde au coin de
laquelle fut frappée la tentative de Bonaparte, son évasion inexpliquée, sa
descente et sa marche rapide, la stupéfaction universelle, le trouble général
qui a déconcerté toutes les mesures et rendu nuls tous les moyens de
détourner cette calamité. Pourquoi veut-on que le maréchal Ney n'ait pas pu
sans crime se laisser ébranler le 14 mars par cette apparition si imprévue et
si désastreuse et par le torrent qu'elle entraînait avec elle ? Il examine
ensuite les causes secondaires qui ont agi sur le maréchal et l'ont emporté
loin de ses volontés : sa ligne de défense est dépassée, il est
inférieur en force, il n'a point d'artillerie à opposer à celles de Grenoble
et de Lyon, les nouvelles de Dijon sont effrayantes, ses lettres au ministre
de la guerre restées sans réponse, la lettre du général Bertrand et ses
insidieuses assertions. Il conclut qu'il n'a point conduit son armée
mais a été emporté par elle, comme tant d'autres officiers. A la fin,
épuisé, Berryer demande à la Cour de remettre au lendemain l'audition des
moyens de droit qu'il se propose de développer. Cette requête, pourtant
légitime, indigne le procureur général et Berryer n'obtient qu'une suspension
d'une heure et demie. A quatre heures
et demie Berryer continue sa plaidoirie et démontre aux juges que dans tous
ses actes le seul mobile de Ney a été sa patrie. « Les formes du
gouvernement ont changé bien des fois pendant la vie militaire du maréchal
Ney ; elles l'ont toujours trouvé attaché uniquement au bien public, au
bonheur et à la gloire de son pays ». Il tente ensuite d'établir que
l'action criminelle ne peut pas être intentée contre le maréchal parce qu'il
y a eu remise de la criminalité et que l'Europe n'avait voulu sévir que
contre Bonaparte. Bellart s'indigne : « C'est dans nos lois qu'il
faut que le maréchal cherche sa défense et non dans les traités des
puissances étrangères » et il donne lecture du réquisitoire des
commissaires du roi s'opposant à ce que ce moyen soit employé :
« ...la dignité nationale ne permet pas d'invoquer dans les tribunaux
français une convention faite par les agents d'un parti en révolte directe
contre le roi légitime... la Chambre a ordonné que l'accusé présenterait en
avant des débats tous ses moyens préjudiciels à la fois, ce qui a été fait...
le fond de l'affaire ne peut être mélangé de discussions de droit qu'il n'est
plus temps d'établir quand on est arrivé au moment où la conscience des juges
ne peut plus s'occuper que de points de fait... la discussion sur l'exécution
de la convention militaire du 3 juillet ne touche en rien au fait du
procès... une opposition formelle est faite tant à la lecture de ladite
convention qu'à toute discussion qu'on en pourrait vouloir faire
sortir ». Berryer se
rassied et se tait tandis que Dupin cherche à plaider que Ney, étant né à
Sarrelouis, n'est plus Français, cette ville ayant été annexée par
l'étranger. C'est une curieuse façon de défendre le plus glorieux des
maréchaux de France. D'ailleurs Ney réagit vivement et déclare :
« Je suis Français et je mourrai Français ». Il ajoute :
« Jusqu'ici ma défense a paru libre. Je m'aperçois qu'on l'entrave à
l'instant ». Il défend à ses avocats de parler à moins qu'on ne leur
permette de parler librement. Le procureur général saisit cette occasion :
« Puisque le Maréchal veut clore les débats, nous ne ferons plus, de
notre côté, de nouvelles observations ». Bellart fait
lecture du réquisitoire sur lequel la Chambre va devoir délibérer ;
celui-ci conclut à l'application de la peine capitale. A cinq heures, les débats sont déclarés clos. La séance se poursuit en
secret. LA DELIBERATION DES
PAIRS
Les pairs
présents étaient au nombre de 161. La discussion fut ouverte sur la
culpabilité de l'accusé et sur la peine applicable. Lally-Tollendal pensa
qu'à l'exemple de l'Angleterre, la Chambre, considérée comme un grand jury,
devait se borner à la déclaration du fait. Le comte Lanjuinais affirma que
rien ne l'empêcherait d'exposer, dès la première question, son opinion tout
entière. Le marquis d'Aligre proposa de ne point séparer le délit et la peine
et de voter en même temps sur les deux questions.
Première question : le
maréchal Ney a-t-il reçu des émissaires dans la nuit du 13 au 14 mars ?
L'appel nominal donne les résultats suivants : 111 voix pour, 47 contre.
Le comte Lanjuinais, le marquis d'Aligre et le comte de Nicolaï s'abstinrent,
protestant qu'ils ne pouvaient juger en conscience, attendu qu'on avait
refusé à l'accusé le droit de se faire entendre sur la convention de Paris. Deuxième
question : le maréchal Ney a-t-il lu, le 14
mars, une proclamation invitant les troupes à la défection ? Trois
membres, ceux qui Venaient de protester, votent contre, et 158 votent pour. Troisième question : le maréchal
Ney a-t-il commis un attentat contre la sûreté de l'Etat ? Le résultat
donne 157 voix pour, 3 voix pour avec atténuation et 1 voix contre.
Lanjuinais a répondu « oui » mais en ajoutant « couvert
par la capitulation de Paris » ; d'Aligre et de Richebourg
« oui » mais en faisant appel à la générosité de
la Chambre. Le vote négatif est celui du duc de Broglie, le plus jeune
des pairs de France qui déclare « Je ne vois dans les faits justement
reprochés au maréchal Ney ni préméditation ni dessein de trahir. Il est parti
très sincèrement résolu de rester fidèle ; il a persisté jusqu'au
dernier moment. » Et dans ses Mémoires il se souvient : « Nous
délibérions dans une atmosphère d'intimidation dont le poids était étouffant. » La dernière
question porte sur la peine à appliquer. Lanjuinais,
soutenu par Malville, Lemercier, Lenoir-Laroche et Cholet, tente de faire
adopter la peine de déportation que 17 pairs voteront ; parmi eux,
le duc de Broglie. Cinq pairs, le comte
de Nicolaï, le marquis d'Aligre, le comte de Brigode, le comte de
Sainte-Suzanne et le duc de Choiseul-Stainville, tout en s'abstenant,
proposent de recommander le Maréchal à la clémence du Roi.
Les
défenseurs ayant compris que tout espoir est perdu n'assistent pas à la
lecture de l'arrêt et se rendent dans la cellule qu'occupe depuis deux jours
au Palais du Luxembourg le Maréchal. C'est une petite pièce située au
troisième étage sous les combles, à l'extrémité ouest de la galerie où le
Sénat conservateur avait installé ses archives, au-dessus de l'actuelle salle
des conférences. Une plaque de marbre y a été apposée en 1935. LES
DERNIERES HEURES DU MARECHAL NEY
Pendant la lecture de la sentence, les défenseurs du Maréchal vont le
voir dans sa cellule. Ils le trouvent en train de dîner très
tranquillement : « Je suis sûr que M. Bellart ne dîne pas avec
autant d'appétit que moi » leur déclare-t-il. Puis il embrasse ses
défenseurs et les remercie chaleureusement de leurs efforts. Après leur départ, il se met à rédiger ses dernières dispositions et
se jette tout habillé sur son lit pour y dormir paisiblement.
A 8 h 30 une voiture vient chercher Ney. Une pluie fine tombe. Au curé
de Saint-Sulpice qui se range pour le laisser passer, il déclare :
« Montez monsieur le curé, tout à l'heure je passerai premier ».
Le cortège s'arrête avenue de l'Observatoire.
Le 16 décembre 1834, lors d'un nouveau procès
devant la Cour des Pairs, les accusés évoquent la condamnation du Maréchal
Ney et la présentent comme un assassinat ; le président Pasquier considère
ces propos comme offensants ; le général Exelmans affirme : "Oui, la
condamnation du maréchal Ney est un assassinat juridique". Cet
incident a des répercussions jusqu'à la cour où l'héritier du trône,
le duc d'Orléans, s'offre à demander la révision du procès. Le président Pasquier prévient alors qu'il remettra sa démission,
suivie de celle d'autres juges, dans le cas où suite serait donnée à cette
demande. Le roi Louis-Philippe doit intervenir auprès de son fils. Douze ans plus tard, en 1846, c'est le fils du Maréchal Ney qui somme
la Chambre des Pairs de réviser le procès de son père. C'est finalement le 8 mars 1848 que le Gouvernement provisoire
décide d'ériger un monument à la gloire du Maréchal sur les lieux mêmes
où il tomba au 43 rue de l'observatoire. D'après un journal de l'époque le
peuple, devançant le gouvernement, a déjà élevé un tumulus "comme par
enchantement. Mille mains ont apporté quelque tribut : les fleurs, les
trophées, les couronnes mortuaires, les ex-voto patriotiques ; ce n'est
déjà plus un tombeau, c'est un sanctuaire que l'arbre de la liberté couvre de
son ombre et que protège la baïonnette de l'ordre public". Le 20 février
1850, Ferdinand Barrot dans son rapport au Président de la République indique
que ce monument fort simple ne doit pas être "considéré comme la
marque publique d'un irritant souvenir mais seulement, comme le signe d'une
réhabilitation proclamée déjà par le cri de la conscience publique".
Les petites
feuilles vendues ce jour-là, dans les rues par les crieurs publics, décrivent
ainsi la statue : "M. Rude a représenté le maréchal dans l'immortelle
attitude du commandement, le sabre nu au poing, le feu de l'enthousiasme dans
le regard, foulant un sol fait de débris et de mitraille, tel que nos pères
le virent à Elchingen, à Smolensk, à la Moskowa, à la Bérézina, à Montmirail,
le bras levé comme la tête, avec ce geste qui lui était habituel, et que la
grande armée appelait le bras de Ney". Le prolongement dans Paris de la ligne de Sceaux en 1892 provoque le
déplacement du monument de l'autre côté de l'avenue, sur le terre-plein du
boulevard Montparnasse, où on peut toujours le voir. |